Essayer de faire davantage de bien que de mal
Pourquoi avons-nous besoin d’essais contrôlés des traitements dans le domaine des soins de santé? Depuis des siècles, les médecins ne font-ils pas ‘de leur mieux’ pour leurs patients? Malheureusement, il existe de nombreux exemples de médecins et d’autres professionnels de la santé qui ont fait souffrir leurs patients car leurs décisions de traitement ne reposaient pas sur ce que nous considérons aujourd’hui comme des éléments de preuve fiables sur les effets des traitements. Avec le recul, on constate que les professionnels de la santé dans la plupart, voire la totalité, des domaines des soins de santé ont nui à leurs patients par inadvertance, parfois à très grande échelle (cliquez ici pour en connaître des exemples). En fait, les patients ont parfois eux-mêmes nui à d’autres patients lorsque, sur la base de théories non testées et limitées à leurs expériences personnelles, ils ont encouragé l’utilisation de traitements qui se sont avérés nocifs. La question n’est pas de savoir si nous devons blâmer ces personnes, mais si les effets nocifs de traitements qui n’ont pas été testés de façon adéquate peuvent être réduits. Or, ils le peuvent, dans une grande mesure.
Reconnaître que les traitements peuvent parfois faire plus de mal que de bien est une condition préalable pour réduire les effets nocifs non intentionnels (Gregory 1772; Haygarth 1800 ; Fordyce 1802; Behring 1893). Nous devons alors nous montrer plus disposés à admettre les incertitudes qui entourent les effets des traitements et à promouvoir des essais des traitements afin de réduire de façon adéquate ces incertitudes. Ces tests sont des essais contrôlés.
Pourquoi les théories sur les effets des traitements doivent-elles être testées dans la pratique
Souvent, les gens ont souffert parce que les traitements ne reposaient que sur des théories sur la façon dont la maladie devrait être traitée, sans tester l’application de ces théories dans la pratique. Par exemple, pendant des siècles, les gens croyaient à la théorie selon laquelle les maladies étaient causées par des « déséquilibres humoraux », et l’on pratiquait des saignées et des purges sur les patients, que l’on faisait aussi vomir et à qui on prescrivait du tabac à priser, ce qui était supposé remédier à ces déséquilibres, et pourtant, déjà au 17e siècle, un docteur flamand solitaire avait eu l’impertinence de remettre en cause les autorités médicales de l’époque en proposant d’évaluer la validité de leurs théories au moyen d’essais contrôlés des résultats de ces traitements désagréables (Van Helmont 1648).
Au début du 19e siècle, les chirurgiens militaires britanniques avaient commencé à montrer les effets nocifs de la saignée pour le traitement des “fièvres” (Robertson 1804; Hamilton 1816). Quelques décennies plus tard, cette pratique était également remise en cause à un médecin parisien (Louis 1837). Pourtant, au début du 20e siècle, des praticiens orthodoxes de Boston (États-Unis), qui n’avaient pas recours à la saignée pour traiter la pneumonie étaient encore jugés négligents (Silverman 1980). En effet, Sir William Osler, l’une des autorités médicales les plus influentes au monde, qui faisait généralement montre de prudence au moment de recommander des traitements dont les fondements n’avaient pas été prouvés, indiquait à ses lecteurs: « au cours de ces dernières décennies, il est clair que nous n’avons pas suffisamment pratiqué de saignées. La pneumonie est l’une des maladies pour lesquelles une saignée en temps opportun peut être salvatrice. Pour être utile, elle doit être pratiquée tôt. Chez un homme en bonne santé, n’ayant pas perdu de sang, et souffrant d’une forte fièvre et d’un pouls capricant, une saignée de 20 à 30 onces de sang est des plus bénéfiques » (Osler 1892).
Bien que la nécessité de tester la validité des théories dans la pratique ait été reconnue par certaines personnes il y a au moins un millénaire de cela (Ibn Hindu, 10e-11e siècles), ce principe important est encore aujourd’hui trop souvent ignoré. Par exemple, sur la base d’une théorie non vérifiée, Benjamin Spock, le spécialiste américain reconnu de la santé de l’enfant, informait les lecteurs de son best-seller « Baby and Child Care » que l’inconvénient, lorsque les bébés dormaient sur le dos, c’est qu’ils pouvaient s’étouffer s’ils vomissaient. Le Dr. Spock a donc conseillé à ses millions de lecteurs d’encourager les bébés à dormir sur le ventre (Spock 1966). Nous savons aujourd’hui que ce conseil, apparemment rationnel en théorie, a contribué à la mort subite de milliers de nourrissons (Gilbert et al. 2004).
L’utilisation de médicaments pour éviter les anormalités du rythme cardiaque chez des personnes ayant une crise cardiaque constitue un autre exemple des dangers de l’application de théories non vérifiées dans la pratique. Dans la mesure où un rythme cardiaque anormal est associé à un risque accru de décès prématuré après une crise cardiaque, la théorie voulait que ces médicaments réduisent ces décès prématurés. Le simple fait qu’une théorie semble raisonnable ne signifie pas nécessairement pour autant qu’elle est juste. Des années après que les médicaments aient reçu l’autorisation de mise sur le marché et aient été adoptés dans la pratique, on a découvert qu’ils accroissaient en fait le risque de mort soudaine après une crise cardiaque. En effet, on a estimé qu’au point culminant de leur utilisation, à la fin des années 80, ils ont pu tuer jusqu’à 70 000 personnes par an, simplement aux États-Unis (Moore 1995) – soit bien plus que le nombre total d’Américains qui sont morts au Vietnam.
Par ailleurs, une confiance erronée dans la pensée théorique comme guide dans la pratique a aussi amené à rejeter certains traitements efficaces parce que les chercheurs ne pensaient pas qu’ils pourraient donner des résultats. Les théories basées sur les résultats de la recherche animale, par exemple, permettent parfois de prédire correctement les résultats des essais de traitements chez les humains, mais ce n’est pas toujours le cas. Sur la base des résultats des expériences menées sur les rats, certains chercheurs ont été convaincus qu’il ne servait à rien d’administrer des médicaments pour dissoudre des caillots à des patients qui avaient eu une crise cardiaque plus de six heures auparavant. Si ces patients n’avaient pas participé à certains des essais contrôlés de ces médicaments, nous ne saurions pas qui ils peuvent bénéficier de ce traitement (Fibrinolytic Therapy Trialists’ Collaborative Group 1994).
Les observations des pratiques cliniques ou en laboratoire, et de la recherche animale peuvent suggérer que des traitements particuliers seront utiles ou non aux patients; mais comme ces exemples et bien d’autres le montrent clairement, il est essentiel d’avoir recours à des essais contrôlés pour déterminer si, dans la pratique, ces traitements font plus de bien que de mal ou vice versa.
Pourquoi les essais de traitements médicaux doivent-ils être des essais contrôlés
Le fait de ne pas tester les théories relatives aux traitements dans la pratique n’est pas la seule cause évitable de tragédies liées aux traitements. Certaines se sont aussi produites car les essais réalisés pour évaluer les effets des traitements n’étaient pas fiables et induisaient en erreur. Des essais contrôlés supposent l’adoption de mesures en vue de réduire la probabilité qu’ils soient erronés en raison de biais ou de l’effet du hasard .
Par exemple, dans les années 50, la théorie et des essais mal contrôlés aboutissant à des démonstrations non fiables suggéraient que le fait d’administrer de l’oestrogène de synthèse, le diéthylstilbestrol (DES), aux femmes enceintes qui avaient déjà fait des fausses couches et avaient accouché d’un mort-né accroîtrait la probabilité par la suite d’une grossesse sans problèmes. Bien que les essais contrôlés aient suggéré que le DES était inutile, la théorie et des démonstrations non fiables, de pair avec un marketing agressif, ont amené à prescrire du DES à des millions de femmes enceintes au cours des décennies qui ont suivi. Les conséquences en ont été catastrophiques: certaines des filles des femmes auxquelles le DES avait été prescrit ont développé des cancers du vagin, et d’autres enfants ont eu d’autres problèmes de santé, y compris des malformations de leurs organes reproductifs et des problèmes d’infertilité (Apfel et Fisher 1984).
Des problèmes résultant d’essais inadéquats des traitements continuent à survenir. Une fois encore, à cause de démonstrations non fiables et de campagnes de marketing agressives, des millions de femmes ont été persuadées d’avoir recours au traitement hormonal substitutif (THS), non seulement parce qu’il pourrait réduire les symptômes désagréables de la ménopause, mais aussi parce qu’il était supposé réduire leur risque de crises cardiaques et d’attaques cérébrales. Lorsque ces allégations ont été évaluées dans le cadre d’essais contrôlés, les résultats ont montré que, loin de réduire les risques de crises cardiaques et d’attaques cérébrales, le THS accroît ces risques et présente par ailleurs d’autres effets indésirables (McPherson 2004).
Il ne s’agit que de quelques exemples de la nécessité de procéder à des essais contrôlés des traitements parmi bien d’autres qui illustrent comment les traitements peuvent faire plus de mal que de bien. De meilleures connaissances générales sur les essais contrôlés des traitements sont nécessaires afin que – munis d’une saine dose de scepticisme – nos puissions tous évaluer les assertions sur les effets des traitements sur une base plus critique. Ainsi, nous serons tous mieux à même de juger des traitements qui feront probablement plus de bien que de mal.
Les principes des essais contrôlés des traitements évoluent depuis des siècles – et ils continuent à évoluer aujourd’hui encore.